vendredi, 19 février 2010
Les images de frange de C. Loth (Patrick Beurard)
Je viens de redécouvrir ce texte de Patrick Beurard consacré à des travaux artistiques désormais assez anciens, éloignés de mes préoccupations actuelles. Il est inédit à ce jour.
On y trouve un éclairage particulièrement intéressant sur mon rapport à la langue et à ma région d'origine, entre France, Luxembourg et Allemagne !
J'en publie donc ici les extraits qui sont toujours d'actualité.
(à consulter en entier sur le site kl-loth.com)
Les Images de frange de Catherine Loth
[…]
Pour saisir ce que Catherine Loth veut faire, il faut, qu'on le veuille ou non, revenir au biographique. […]
L'expérience s'engage autour d'une "reconstitution de l'adolescence"1 que Catherine Loth paraît ne pas avoir vécue, soit que l'activité ludique ne l'intéressât alors pas, soit qu'il n'y eut guère d'enfants autour d'elle. Il émane, au delà de ce regard sur l'enfance ("le retour introspectif sur le passé"2) l'amère révolte qui s'identifie à celle de la Lorraine (allemande) face à laquelle l'activité artistique est en somme le recours pour soulager l'angoissante culpabilité3. Car l'histoire de cette région - une "psychanalyse de la Lorraine" en dénouerait les nœuds - relève d'un refoulement permanent.
Où l'on prononce "Mez" pour éviter le Metz trop allemand, le refoulement est celui de la langue maternelle (germanique) d'abord. L'enfance de Catherine Loth, entourée d'une famille originaire de Sierck (point frontière avec l'Allemagne) et du Luxembourg, est imprégnée d'une langue dialectale francique et d'un français rempli de régionalismes4.
Catherine Loth n'a pas appris l'allemand*. Ses phrases portent souvent l'empreinte d'hésitations, de ruptures** qu'on observe auprès des personnes confrontées à une langue dominante qui ne leur appartient pas. Il y a chez C.L. le sentiment amer d'une occultation d'une part d'elle même, arrachée par proscription, transmise comme un gène5.
Dans cette Lorraine frustrante où elle n'a guère sa place, elle accomplit ses actes terroristes : "en tant qu'être classé, j'essaie d'accomplir ma vengeance, en possédant - dominant moi-même un univers de choses classées - ordonnées - rangées qui ne peuvent bouger de la place que je leur ai assignée : la réduction au silence des objets"6***.
Au terme de ce travail, restera-t-il un autre recours que l'exil pour échapper au ressassement ? Le hasard, plutôt que de la conduire à Paris, ou à Londres […] l'amène à Lyon. Privée des images qui composaient son passé, elle se familiarise avec une forme d'exode7 qui efface peu à peu les excroissances aplanies par privation de nourriture, mais révèle une identité dont elle n'avait jusqu'alors pas conscience.
Son séjour en Allemagne est d'abord boulimique. Elle renoue avec l'imagerie de l'enfance (les silhouettes décorant les murs ou brodées dans le lin ; les carreaux de faïence des cuisines) se les approprie, les intègre dans un travail qui devient peinture puisque son langage aspire à ressembler au propos commun, de la même façon qu'elle s'efforce de parler correctement - en vain - la langue qu'elle entend. Pour davantage s'octroyer le droit à la figure, elle traite de l'image-cliché ; et bien entendu, des figures qui hantent la peinture allemande : celles de Caspar David Friedrich, qu'elle aborde en peintre français appliqué. Car Catherine Loth est française. […]
Actuellement encore, Catherine Loth, abritée par la certitude d'appartenir à un lieu mental dorénavant localisé (la frange française, son écart) conjure les forces de la compulsion, convoque un équilibre entre les différentes strates qui l'habitent. […] Tentant la translation de ses origines dans sa démarche présente, C.L. atteint à la notion de frontière et de lisière ; elle perpétue l'acte hérétique dont la peinture paraît vouloir apaiser les effets. Le travail de C.L. apporte un mode de réponse à la question de savoir qui nous sommes, d'où nous venons, quel paysage historique nous marque de son sceau et comment nous voient ceux qui, aux confins du territoire, sont aptes à se retourner pour nous regarder, de la ligne périphérique, c'est-à-dire de l'extérieur presque.
Patrick Beurard (octobre 1984)
1 Catherine Loth, Ouvrages de Jeune Fille Recluse, Lyon, éd. MEM/Arte Facts, 1982, note 378.
2 ibid, note 301.
3 Le nom d'emprunt de C.L. est Lothringen : Lorraine, en allemand.
4 que l'on ne réduise plus ce terme aux phénomènes québécois et wallon laisse présager un bouleversement des sciences humaines qui reconnaîtraient au créateur français des spécificités régionales.
5 C.L. raconte, non sans excès, comment son grand-père né dans la Lorraine de Guillaume, instituteur de la IIIe République du jour au lendemain, dut ne plus prononcer un mot d'allemand dans sa classe, sous l'injonction de l'inspecteur primaire muté de Marseille.
6 ibid, note 337.
7 "Cette vieille sensation d'étrangeté partout où l'on va", ibid, note 338.
Notes de kl loth (2010) :
* Je l'ai appris depuis, incomplètement…
** En parlant en français.
*** Là il y a une confusion : cette note concerne le personnage fictif de la Jeune Fille Recluse, c'est elle qui s'exprime, et non son auteur C. Loth.
02:34 Écrit par kl loth dans kl loth à l'œuvre, Metz encore | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : kl loth, art, art contemporain, lorraine, langue, culture, allemagne, france, luxembourg |
Commentaires
"le sentiment amer d'une occultation d'une part d'elle même, arrachée par proscription, transmise comme un gêne"
(post)
com/post: il convient de relever la faute d'accent, coquille typographique ou erreur d'ortographe doublement signifiante puisqu'elle témoigne tant de la transmission par les gènes ( de genos, naissance, famille) que de la gêne , (de gehenne, torture).
L'accent infléchit la langue , voire la porte ou l'incarne dans une territorialité.
Écrit par : michel jeannès | samedi, 20 février 2010
Ah… l'orthographe du mot "gène" est exacte dans le texte original !
C'est moi qui ai mal recopié.
Et qui ai eu en tête l'idée de gêne (j'avoue).
La transmission familiale, les gènes, sont souvent source de gêne. CQFD quoi.
Quel œil, Michel Jeannès ! À traquer le diable dans le moindre détail.
L'étymologie de gêne est passionnante : elle ramène à la géhenne, à la torture, à l'aveu (cf. le Petit Robert).
Écrit par : kl loth | samedi, 20 février 2010
Et que dire de Guéhenno (Jean) auteur de romans qui a donné son nom à la bibliothèque de Montolieu dans l'Aude ?
Écrit par : Nénette | dimanche, 21 février 2010
à vue de nez, le patronyme peut venir du breton Le Gwen, le blanc.
Écrit par : michel jeannès | lundi, 22 février 2010
notes pour une sémiologie de l'oeuvre-monogramme:
C.Loth jeune fille reC.Luse
Écrit par : michel jeannès | lundi, 22 février 2010
"occultation d'une part d'elle même, arrachée par proscription, transmise comme un gène5." (post-post)
com/post-post: Objection votre Honneur. L'éthique de la coquillologie serait que les coquilles relevées et analysée par les praticiens ne puissent être corrigées dans le texte.
Je juge cette correction totalement incorrecte, voire sans gêne et demande le rétablissement de la coquille originelle dans le texte original, rétablissement éventuellement accompagné d'une notule.
Écrit par : michel jeannès | lundi, 22 février 2010
"à poil pinturault!" (sans gêne!)
Écrit par : michel jeannès | lundi, 22 février 2010
La faute a été corrigée afin qu'elle ne soit pas imputée à l'auteur du texte (qui n'y est pour rien).
Écrit par : kl loth | lundi, 22 février 2010
certains psychanalystes lacaniens (?) (peut-être Gori ou Rosolato, de mémoire) insistaient sur le fait qu'une coquille du typographe pouvait être interprétée de la même manière que si elle était le fait de l'auteur car elles témoignent d'un lieu d'émergence de l'imaginaire . Il n'est donc pas dit que l'auteur n'y est pour rien, si je puis relever, d'autant plus que c'est le modèle qui recopie le portrait. Il est à mon sens dommage d'avoir amené un repentir dans cette scripture de recluse (anagramme de "écluser", les alcoolubriques apprécieront).
Écrit par : michel jeannès | lundi, 22 février 2010
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